Comme tous les auteurs, Satoshi Shiki utilise de manière récurrente certains procédés graphiques ou narratifs.
Présents dans les différentes œuvres du mangaka, ceux-ci constituent un échantillon caractéristique de sa patte. Cet article se propose de les relever, de les décrire, exemples à l’appui, et de les expliquer (Que signifient-ils ? Dans quel contexte sont-ils utilisés ?).
Mise en place d’une ambiance, d’un contexte dramatique
Décor photoréaliste
Description :
Des décors, on en trouve dans tous les mangas. Plus ou moins soignés, plus ou moins exposés, ils sont essentiels. Chez Satoshi Shiki, depuis Kamikaze, comme chez d’autres auteurs, ce qui marque, c’est le soin extrême qui leur est accordé. Dessinés à partir de photos, ils offrent un rendu vraiment réaliste.
Afin de ne pas alourdir les planches, le décor n’est toutefois pas présent dans toutes les cases, loin de là. On le trouve en début de scène dans un dessin souvent dénué de personnages. Il n’est ensuite repris qu’occasionnellement au cours de la séquence. Pour les cases centrées sur un ou plusieurs personnages, l’auteur préfère se passer de décor pour laisser la place à un motif de fond (élément développé plus bas).
Pour exposer le décor, Satoshi Shiki utilise de préférence les vues de loin faisant parfois apparaître des protagonistes. L’auteur privilégie les décors en extérieur pour lesquels il joue sur le contraste entre un paysage terrestre chargé (forêts, immeubles…) et un ciel souvent clair. Ce contraste permet d’aérer les planches de ses mangas.
Rôle / signification :
Le décor sert évidemment à planter l’action dans un contexte spatial, mais aussi temporel. Les décors en extérieur donnent en effet de précieux indices sur le moment de la journée. Le réalisme des décors permet d’ancrer le récit dans une ambiance bien plus saisissante et amplifie l’implication du lecteur dans l’histoire.
Exemple :
Début de scène classique pour cette page du début de « I » Daphne in the Brilliant Blue : le décor occupe la majeure partie de l’espace. Avec les deux cases suivantes, l’auteur effectue un « zoom » et se rapproche du lieu, puis des personnages qui vont nous intéresser.
Halo blanc autour d’un personnage
Description :
On le trouve dans les cases aux teintes les plus sombres, le plus souvent en raison d’un décor chargé. Ce halo blanc peut entourer le personnage dans son intégralité ou juste sa tête. Dans le cas d’une case comportant plusieurs protagonistes, on peut en trouver autant qu’il y a de personnages.
Le plus souvent, l’utilisation du halo blanc se fait dans un cadre précis. L’action est vue de loin, laissant la majorité de l’espace de la case au décor. Au sein de celui-ci, on trouve un ou plusieurs personnages. Cette mise en scène est plus souvent utilisée en tant que rappel du contexte (lieu et personnages concernés) qu’en tant qu’introduction d’une situation.
Depuis Kamikaze, l’emploi de ce code est très fréquent dans les travaux de Satoshi Shiki.
Rôle / signification :
Il s’agit d’un élément très visuel dont le but évident est de mettre en évidence la position du personnage dans le décor. Sans ce halo, on pourrait imaginer qu’il se confonde dans le décor au point de rendre la case confuse. Grâce à lui, le regard repère tout de suite l’élément important du dessin, à savoir le ou les personnages. Le rôle premier de ce code est donc d’améliorer la lisibilité de la case.
Le halo blanc peut également avoir une signification dramatique, servant à appuyer le rôle du personnage dans une scène. La mise en évidence de celui-ci se ferait alors en complément d’une action ou d’un dialogue important.
Exemple :
Au sein d’un décor détaillé et sombre, le halo blanc met en évidence Aï, l’héroïne de « I » Daphne in the Brilliant Blue. Le procédé permet de souligner sa présence dans la case ainsi que l’action qu’elle entreprend. Elle rentre dans une boîte de nuit, qui sera le lieu de la prochaine scène. Cette case fait donc figure de transition entre deux scènes. Les autres personnages présents ne sont pas entourés par un halo : il ne s’agit en effet que de figurants n’apportant rien à l’action.
Motif de fond de case
Description :
Le motif de fond de case est un élément que l’on retrouve chez la plupart des auteurs de mangas. Son utilisation varie en fonction de la catégorie de manga (il est ainsi omniprésent dans les shôjo mangas où les décors sont nettement en retrait) ou du mangaka. Satoshi Shiki, lui, utilise le motif de fond de case de manière intensive.
Les fonds de type shôjo (manga pour fille) sont fréquents lorsque l’ambiance se fait sentimentale (fleurs, étoiles, bulles…). Les motifs à teinte sombre apparaissent dans les passages sérieux et dramatiques. Dans les scènes d’action, l’auteur utilise les hachures et autres lignes de vitesse. Dans les passages paisibles ou propices à l’émotion, un tramage clair dessine des arrondis ou d’autres formes. Bref, des fonds omniprésents et hétéroclytes qui se déclinent à l’infini chez Satoshi Shiki. Le manga le plus remarquable à ce niveau est Min Min Mint où l’on peut trouver des motifs originaux et décalés qui accrochent le regard.
Rôle / signification :
Le motif de fond sert d’abord à remplir une case en l’absence de décor. Il a souvent une valeur narrative et sa présence, sa forme et son intensité varient en fonction de l’intrigue, selon que l’histoire tourne au drame ou à la comédie, à l’affrontement ou au dialogue. Le motif de fond joue beaucoup sur un effet de suggestion. A la lecture, on n’y prête pas toujours attention mais il est bien là et influence souvent la perception et le ressenti du lecteur.
Exemples :
Un fond relativement commun pour cette case de « I » Daphne in the Brilliant Blue. Son principal intérêt est de meubler la case qui est dénuée de décor. Nous sommes dans un contexte paisible, d’où un fond de couleur relativement pâle. Il s’agit d’un fond anecdotique et passe-partout auquel il ne faut pas chercher de grande signification (même si on peut en trouver une, le dégradé du noir vers le blanc semblant accompagner le mouvement du regard du protagoniste).
Le fond est ici nettement plus original. Ressemblant à la surface d’un liquide trouble et agité, il traduit l’état d’esprit de l’héroïne de « I » Daphne in the Brilliant Blue. Aï est ici plongée en plein de doute, suite à son enlèvement. L’expression de son visage ainsi que l’emploi du procédé du personnage grisé (décrit plus bas) mettent en avant le trouble du personnage.
Deux exemples de fonds originaux dans Min Min Mint. Ils soulignent le côté parodique et humoristique du manga.
Retour en arrière
Chaque auteur a sa manière de caractériser les passages de flash-backs. Certains utilisent un fond de page noir, d’autres des cases aux coins arrondis afin de différencier les analepses du récit courant. Pour Satoshi Shiki, c’est plus fluctuant. Toutefois, sur ses derniers travaux, on trouve une constante. Les cases faisant partie d’un retour en arrière dans l’intrigue sont marquées par un tramage constant, donnant un coloris gris clair à l’ensemble du dessin.
La deuxième moitié de cette page de « I » Daphne in the Brilliant Blue est consacrée à un flash-back.
Représentation de l’état d’esprit, des émotions d’un personnage
Gros plan sur un visage
Description :
La présence de cet élément de narration peut étonner du fait de sa banalité. Beaucoup de mangakas utilisent en effet le gros plan sur un visage et ce, quelque soit le contexte (dialogue, scène d’action…). La spécificité de Satoshi Shiki est d’accorder une place et donc une importance toute particulière aux dessins des visages de ses protagonistes. Il n’hésite pas à les représenter dans des cases de taille importante, utilisant régulièrement la pleine-page, et allant parfois jusqu’à la double-page. Il s’agit de dessins particulièrement soignés dont le souci principal est porté sur l’expressivité des personnages.
Rôle / signification :
Le but est de faire passer au lecteur les émotions que peut ressentir le personnage dessiné. La taille de la case, comme le soin accordé au dessin, donne de l’impact au gros plan et amplifie les sentiments qui y sont représentés. Accompagné d’un fond blanc, le gros plan donne encore davantage de puissance à la représentation d’un visage qui peut être serein comme en souffrance. Le gros plan peut venir en conclusion d’un dialogue ou au beau milieu du drame et de la violence d’une scène de combat. Il est souvent un aboutissement, cassant le rythme d’une succession de cases, et marque une pause dans l’écoulement du temps. Le temps est suspendu pour le lecteur qui s’attarde sur un visage qui en dit long.
Satoshi Shiki utilise également régulièrement le gros plan pour introduire de nouveaux personnages.
Exemples :
Un portrait de toute beauté qui vient en conclusion d’un passage particulièrement émouvant de Kamikaze. Dessin soigné, peaufiné où de nombreuses trames se superposent pour donner du relief au visage d’Aïguma. Kamikaze, notamment dans ses derniers volumes, est le seul manga de l’auteur à bénéficier d’un tel travail d’orfèvre dans le dessin des personnages.
Un dessin au style beaucoup plus direct et moins fouillé pour cette double-page de « I » Daphne in the Brilliant Blue qui introduit l’héroïne de ce manga : Aï Mayuzumi.
Personnage grisé
Description :
Ce procédé consiste à apposer une trame ou un motif constant sur un personnage de telle sorte qu’il apparaisse grisé. Il est souvent utilisé dans des cases où le protagoniste est représenté seul. Le personnage peut être statique ou en pleine action.
Rôle / signification :
Globalement, l’idée de ce code est de mettre en valeur l’intériorité du personnage. Silencieux, le protagoniste est plongé dans ses pensées ou en pleine réflexion. Au cours d’un dialogue, il se confie, se dévoile et partage un secret ou un souvenir précieux.
Dans le cadre d’une action (poursuite, combat…), la signification du personnage grisé est plus forte. Le protagoniste est submergé par ses émotions qui lui dictent sa conduite. Le personnage agit sans réfléchir aux conséquences. Une telle utilisation du procédé donne l’impression que le temps est suspendu. Pour une case, le temps s’arrête et on partage les sentiments (même s’ils ne sont pas toujours exprimés) qui assaillent le personnage à cet instant.
Exemples :
Dans cette case issue du volume 7 de Kamikaze, Keiko se remémore tous les bons moments qu’elle a vécus avec Misao. Son visage respire la nostalgie et la sérénité. On devine les souvenirs et les émotions qui l’habitent alors qu’elle prononce cette phrase (« Mais pour moi, cette rencontre a changé ma vie. »).
Aï, l’héroïne de « I » Daphne in the Brilliant Blue, s’est lancée à la poursuite des terroristes d’Error qui viennent de commettre un attentat. Elle agit de manière impulsive, sans réfléchir aux conséquences ni au danger qu’elle encourt.
Personnage en dehors de toute case
Description :
Ce procédé consiste en un personnage dessiné seul, sur fond blanc, en dehors de toute case. A la différence du personnage mannequin que j’aborde plus loin, il ne chevauche aucune case existante. Dessiné en entier ou jusqu’à la taille, le protagoniste n’occupe pas tout l’espace disponible. Cet espace peut être comblé par l’écriture des pensées qui occupent son esprit.
Cet élément est souvent complété par l’utilisation du code précédent avec un personnage grisé par une trame ou un motif.
Rôle / signification :
Très proche du personnage grisé dans sa signification, l’utilisation de ce code permet de montrer le personnage plongé dans ses pensées. Ici, l’idée est toutefois plus forte. Le fond blanc suggère en effet que le personnage est tellement pris par ses pensées et ses émotions qu’il en oublie le monde extérieur. Il fait abstraction du contexte comme des personnages qui l’entourent.
Le procédé peut être utilisé pour représenter un protagoniste choqué suite à une révélation importante ou à un fait dramatique.
Exemple :
Plongée dans ses pensées, Aï, l’héroïne de « I » Daphne in the Brilliant Blue, ne prête plus aucune attention au lieu dans lequel elle se trouve, ni aux gens qui l’entourent.
Introduction d’une situation
Personnage mannequin
Description :
Il s’agit d’un personnage qui chevauche une ou plusieurs cases comme s’il était placé au-dessus. Il n’appartient généralement à aucune case. Le personnage peut être dessiné entier ou coupé au niveau de la taille.
Le personnage mannequin est un procédé graphique et narratif très utilisé dans le manga en général. Chez Satoshi Shiki, son utilisation reste rare. On peut ponctuellement le voir dans Riot ou Kamikaze mais c’est dans Min Min Mint qu’il en use le plus (au moins une fois par chapitre).
Rôle / signification :
Le personnage mannequin est un procédé servant à la mise en place rapide d’une situation. On le retrouve d’ailleurs systématiquement dans Min Min Mint où les chapitres sont très courts et vont à l’essentiel. Le personnage placé en mannequin est l’acteur central de la scène introduite et les cases sur lesquels il est placé permettent de mettre en place le contexte. Ces cases représentent souvent le décor et les autres personnages en jeu. Elles sont accompagnées de bulles de dialogues dont le but est d’amener la problématique de la séquence.
Ce procédé peut également servir à l’introduction d’un protagoniste (nouveau ou pas) dans une scène déjà en place. Il sera alors représenté en personnage mannequin. Les cases qu’il chevauche peuvent, dans ce cas, montrer la réaction des autres acteurs de la scène face à son intervention.
Exemple :
Cette planche de Min Min Mint illustre l’utilisation typique du personnage mannequin. En une page, on introduit la scène en présentant le lieu et les personnages en jeu. Le personnage mannequin est l’élément qui ressort le plus de cette page.
Multiplication des points de vue
Description :
Original et récent chez Satoshi Shiki, ce procédé narratif consiste à remplir une page avec une multitude de cases de petite taille donnant l’impression d’être placées un peu aléatoirement. Chacune des cases présente un point de vue, un élément d’une vue d’ensemble qui, bien souvent, ne sera dévoilée qu’ensuite. Le fond de page est une couleur unie (noir ou blanc). Parfois, une case de taille plus importante prend place au centre de la page, les multiples petites cases se positionnant tout autour.
Rôle / signification :
Lorsqu’il est utilisé en tant qu’introduction d’une nouvelle situation, le but premier de ce procédé est de susciter l’intérêt du lecteur, de l’intriguer. Chaque case présente un élément-clé de la scène. Cela peut être une partie d’un personnage ou d’un objet. Tout est là pour faire deviner au lecteur quelle est la situation. A mesure que son regard se promène, de case en case, sur la page, les différents éléments s’assemblent et le contexte se dessine. Selon les éléments qui sont montrés, ce procédé peut susciter une certaine angoisse (cases montrant un visage angélique, puis un couteau et une tâche ressemblant à du sang par exemple). Dans tous les cas, il provoque chez le lecteur l’impatience de connaître le fin-mot de l’histoire. Généralement, lorsqu’on tourne la page, la lumière est faite sur la situation avec une double-page salvatrice, pouvant parfois reprendre les différents éléments présentés précédemment, qui offre toutes les clés pour cerner la situation.
Le procédé est parfois utilisé alors que la situation est déjà exposée. Il a alors pour effet de souligner la tension d’une scène en en reprenant les éléments importants et les acteurs, dont on peut voir la réaction.
Exemple :
Cette page de « I » Daphne in the Brilliant Blue suscite l’intérêt et l’angoisse du lecteur. Très peu de détails concernant le décor y figurent : il est impossible de savoir où la scène se passe. Trois hommes apparaissent au détour de quatre cases. Satoshi Shiki évite de montrer leurs visages et s’attarde sur des éléments qui les rendent inquiétants. Les autres cases de la page montrent un sac dont le contenu est éparpillé sur le sol et une jeune fille inconsciente et attachée en qui on ne tarde pas à reconnaître notre jeune héroïne. On devine donc qu’Aï a été enlevée (chose qui était suggérée à la fin du chapitre précédent). Les interrogations concernent l’identité de ses ravisseurs ainsi que le lieu de sa détention. Le lecteur est intrigué par cette mise en situation et se demande bien comment Aï va se tirer de ce mauvais pas.
Voici donc quelques uns des procédés graphiques et narratifs que l’on retrouve régulièrement dans les travaux de Satoshi Shiki. On ne prête pas toujours attention à ces éléments, mais pourtant, ils sont bien là et jouent beaucoup sur l’émotion que l’on peut ressentir à la lecture. Certains d’entre eux sont utilisés par d’autres auteurs mais leur addition constitue un bon échantillon des recettes de l’auteur de Kamikaze.
Les exemples sont extraits des travaux suivants de Satoshi Shiki : Min Min Mint (© Satoshi Shiki / Kodansha / Panini Manga), Kamikaze volume 7 (© Satoshi Shiki / Kodansha / Panini Manga) et « I » Daphne in the Brilliant Blue (© Satoshi Shiki / Shonengahosha).